Un 23 avril mémorable

Avec Laurent Sistack, nous faisons partie des anciens du circuit. Nous avons tout partagé : les premiers runs, les J-O, les records de 208 à 248 Km/h et aussi les blessures et les déceptions. 16 années à l’origine d’une amitié sans faille. Bien que rivaux, notre objectif est de franchir un jour, la barre des 250 Km/h. Aujourd’hui, à Arcs 2000, pour la Red Rock Cup, nous sommes favoris.

Notre routine matinale comprend le transport de nos skis, à pieds, jusque dans l’aire d’arrivée. Nos paires nous labourent les épaules, mais cette balade nous permet d’entrer dans l’ambiance en douceur et de démarrer notre échauffement. Il fait frisquet et la neige crisse sous nos pieds. Bien qu’encore dans l’ombre, la piste laisse deviner les stigmates de la journée d’hier. Heureusement, tôt ce matin, Bibi, le pilote du Ratrac a fait du beau travail. Un bon damage est une condition indispensable à la réalisation de hautes vitesses.

Venant de l’est, un voile de stratus réduit l’ensoleillement, et nous sommes inquiets. Nous aurions besoin de chaleur et d’une bonne visibilité. Le week-end dernier, pour le mondial, sur une neige exceptionnelle, je signais avec aisance un 245 Km/h en demi-finale, mais nos espoirs furent anéantis par le vent qui se mit à souffler la nuit précédant la finale.

Nous ne sommes pas les seuls sur le site. La tour chrono est déjà ouverte et la sono diffuse du ZZ Top. Aux cellules, les chronométreurs font leurs premiers essais. L’équipe du Red Rock Café installe son brasero. Chacun s’active pour réussir cette journée.

Il est 11 heures. Au départ, on entendrait une mouche voler. La température est agréable. Le soleil éclaire maintenant complètement la piste, et depuis le sommet, nous la voyons briller. Les hauts parleurs, 2000 m plus loin, ne nous permettent pas d’entendre clairement les résultats, aussi, la radio du starter, volume au maximum, nous informe des premières vitesses réalisées. La neige a du mal à se réchauffer. Il lui manque 1 ou 2 degrés pour être très rapide, et bien que nous nous trouvions très haut sur la piste, les chronos qui se succèdent laissent supposer que la victoire va se jouer à un peu plus de 240 Km/h. Tout a pourtant bien commencé. Hier, certains records sont tombés : Clarisse en production, Xavier en Monoski, Romuald en Ski bob.

Soudain, j’entends Cath crier « Aller Mache ». Cath, c’est ma moitié. Elle m’assiste au départ dans une pente à 45° et fait de son mieux son travail de sherpa. Mache, c’est Karine Dubouchet. Elle aime partir avant les garçons et ces derniers n’y voient aucune objection. Elle sert de fusible. Si elle passe, les gars aiment penser qu’ils passeront aussi. Rien n’est moins sûr, car Karine est une compétitrice née. Très appliquée, elle s’engage. Nous suivons son run avec attention. A l’annonce de son temps, nos mâchoires se décrochent. 1 seconde et 486 millièmes soit 242 Km/h. Record personnel pulvérisé.

" Finalement elle n’est pas si mauvaise, cette neige ! " Cette claque nous a sorti de notre léthargie et Hembel, l’américain, profitant de cette dynamique positive, enrhume les cellules à 245 Km/h. Joli ! Puis c’est au tour de Jonathan Moret, le jeune suisse, de se faire remarquer. Manquant totalement de respect à ses aînés, il égale le record du monde à plus de 248 Km/h… Un frisson nous traverse.

Je croise régulièrement le regard de Laurent. Nous avons compris depuis longtemps. Ces trois là sont de bons baromètres et s’ils ont glissé aussi vite, c’est que…
Le moment que nous attendions tant est là. C’est notre 1ère chance depuis 1999 et le hold-up du tricheur autrichien Egger. Nous n’avons qu’un essai et il faut concrétiser. Partagés entre exaltation et appréhension, nous tentons de nous concentrer. La pression est au maximum.

Nous allons peut-être skier à une vitesse dont nous ignorons tout. Nous voulons le 250, certes, mais comment réagirons nous en franchissant ce seuil mythique. Nous garderons de la marge par sécurité, mais il faudra tout donner. S’engager en en gardant sous le pied. C’est tout l’art du haut niveau. Soudain, le starter m’annonce que la piste est libre. C’est maintenant…

On trouve que le temps passe vite dans ces conditions, mais il faut en finir, alors je m’élance. Les 20 secondes qui suivent sont magiques. Mon accélération est très progressive. La ligne que j’ai choisie est bonne. Je sens que je ne fais qu’un avec mes skis.
En arrivant dans les cellules, la pression exercée par l’air sur mon corps ne me laisse aucun doute. Je lève le poing dès qu’elles sont franchies, certain d’avoir réussi. Un membre du club des sports est au bord de la piste. J’envisage de lui emprunter sa radio VHF, dans l’espoir d’annoncer à Laurent les bonnes conditions de course. Le haut parleur confirme mon intuition : 250,700 km/h… J’aime les chiffres ronds.
Trop tard pour la radio, Laurent est déjà parti. Bien en ligne, il accélère comme une balle. L’onde de choc créée à son passage soulève la neige derrière ses skis. Le léger chuintement que l’on perçoit à son approche, devient vacarme lorsqu’il se relève après la ligne rouge.
Le chrono tombe avant qu’il n’arrive à ma hauteur. En voyant ma moue, il sait qu’il en manque un peu : 249 Km/h. Laurent est déçu et notre accolade n’y change rien. Pour un rien, notre objectif arithmétique n’est pas atteint, mais quelle performance d’équipe. Les 2 collègues sont aussi les skieurs les plus rapides.

Serge Perroud a chuté il y a 15 jours. Encore blessé, il n’a pu prendre le départ ce qui, en de pareilles circonstances est un déchirement. Mais en copain, il est présent et a accepté la fonction ingrate de contrôleur du matériel. Avec mètre et gabarits, il nous attend au milieu des spectateurs. Il est euphorique, et entre deux félicitations, il nous passe consciencieusement en revue. Son verdict tombe : « C’est bon. »

Le soleil tape dans l’aire d’arrivée, le punch qui coule maintenant tape sur les systèmes et chacun tape sur l’épaule de son voisin en racontant comment il a vécu l’évènement. La station, les spectateurs et les coureurs profitent de l’instant.

Au cours de cette Red Rock Cup, de nombreux coureurs de toutes nationalités ont amélioré leur record personnel. L’affront de 1999 est lavé. Nous avons prouvé que nous pouvions atteindre les 250 Km/h sans tricher et trahir l’éthique de notre sport. La course la plus rapide de l’histoire se termine sans le moindre incident, dans une ambiance de fiesta.

Je ne suis pas un exubérant et pour moi, la fête a lieu, dans ma tête plutôt que sur la piste de danse, mais ce soir je ferais une exception.

Philippe Goitschel